
Le concept du « knowledge management », en français « gestion de la connaissance », a sa définition dans le domaine pharmaceutique. Il consiste en l'acquisition, l'analyse, le stockage et la diffusion de toutes les informations, en lien avec le médicament, son procédé de fabrication, ses constituants, son utilisation... « La pharmacie a pris l'habitude de travailler en silo, avec un cloisonnement des différents acteurs tout au long du cycle de vie du médicament », observe Jean-Christophe Saunière, associé du cabinet PricewaterhouseCoopers. La recherche clinique a peu de contact avec la recherche amont ou le développement pharmaceutique qui est lui-même déconnecté de la production ... D'où l'intérêt de mettre en place des outils, mais également des organisations pour capitaliser sur la connaissance et pour la diffuser et la partager au sein de l'entreprise. « Il ne s'agit pas uniquement de stocker de l'information, c'est la partie statique du knowledge management. Il faut mettre l'accent sur le partage, l'échange et la diffusion de cette information. C'est la partie dynamique du KM », ajoute Jean-Christophe Saunière. Cette notion, d'ouverture et de partage est aujourd'hui particulièrement cruciale dans le domaine de la R&D. « Historiquement, la recherche a souvent travaillé de manière isolée dans une organisation en silo. C'est l'un des derniers bastions où l'on ressent une réticence à sortir du schéma classique. D'ailleurs, quand on parle d'open innovation, cela fait peur », observe M. Saunière. Or tout l'enjeu de la recherche est aujourd'hui de s'ouvrir en interne aux autres services de l'entreprise, notamment au marketing qui est plus proche des évolutions du marché, et en externe à des clients ou partenaires pour trouver de nouvelles idées et surtout de nouvelles molécules. « L'accent doit être mis sur le partage, l'échange et la diffusion. On ne trouvera plus tout seul », explique-t-il. Dans ce domaine, le développement de média sociaux pourrait jouer un rôle clé. « Les nouvelles générations de chercheurs appartiennent à la génération dite « digital natives ». Pour eux, les réseaux sociaux constituent des moyens de communication naturels. Il y aura de plus en plus d'utilisations de ces canaux au sein des entreprises pour leurs besoins internes », estime le consultant qui propose justement des prestations d'accompagnement pour les laboratoires pharmaceutiques, à travers l'intégration de nouveaux outils et une aide au changement. Au niveau de la production du médicament, le knowledge management a été mis en lumière avec la publication du guideline ICH Q10 en 2008 où il est considéré comme un des éléments indispensables à la mise en œuvre de cette démarche qui vise à l'amélioration continue des procédés et des produits. Mais tout en le mettant en avant, la réglementation n'en donne pas pour autant une définition détaillée. A chacun son interprétation.
Pour Bernard Elissondo, en charge des affaires scientifiques et réglementaires pour le cabinet Aktehom, une étape clé pour la réalisation d'un nouveau médicament est le transfert du développement vers la production (Technology Tranfer). Et ce passage se révèle d'autant plus délicat avec la montée en puissance des médicaments biotechnologiques et biologiques qui demeurent difficiles à caractériser et dont les paramètres de process doivent être ajustés. « Dans ces deux mondes de la R&D et de l'exploitation, les cultures et les pratiques ne sont pas les mêmes », ajoute-t-il. Partant de cette même idée, la société Oxo Pharma a développé avec un éditeur spécialisé un outil de design et de cartographies de process. Cet outil a pour vocation à être partagé par plusieurs services de l'entreprise afin d'en maîtriser l'ensemble des paramètres, explique Xavier Mathiot, associé chez Oxo Pharma. Pour réaliser de telles descriptions de procédés, les consultants ne partent jamais de zéro car il existe déjà un cadre documentaire important dans toutes les entreprises. Mais force est de constater qu'il y a aussi des manques. Certaines activités passent entre les gouttes et ne sont pas décrites par aucun document ! Chez Aktehom, Bernard Elissondo estime que cette description du procédé est une étape primordiale et qu'il faut s'interroger sur la notion de connaissance utile : « Que faut-il transmettre du développement vers l'exploitation pour permettre une amélioration continue des procédés comme le préconise la FDA et l'ICH Q10 ? Aujourd'hui, cette connaissance pertinente et compréhensible est mal formalisée et c'est toute la problématique du sujet ».
Outre les données sur le process, pour être efficace, le KM doit permettre à quiconque dans l'entreprise de trouver l'information dont il a besoin. Pour cela, de nombreux laboratoires travaillent sur la rationalisation de la documentation qualité. « C'est ce que nous appelons les processus périphériques, leur description prend de plus en plus d'importance à côté de la partie Procédés », explique Xavier Mathiot. « En matière de documentation qualité, les laboratoires ont des systèmes tentaculaires qui consomment beaucoup de ressources en mises à jour », ajoute Carine Toscano, associée chez Oxo Pharma. D'où l'approche d'Oxo Pharma qui préconise d'aborder le KM en combinant performance et compliance. Pour cela, le cabinet a développé un indicateur de mesure de la performance des systèmes documentaires le TED (Taux d'Efficacité Documentaire) prenant en compte l'accessibilité de la documentation et la facilité de compréhension par l'utilisateur final , le taux de couverture des opérations critiques et le taux de validité des documents « Nous proposons à nos clients le calcul de leur TED. Il peut être fréquemment inférieur à 20%, ce qui signifie qu'un opérateur n'aura qu'une chance sur 5 de trouver l'information qu'il recherche. Cet exercice nous permet aussi de définir les actions correctives pour améliorer le TED et les accompagner afin de dépasser les 80% », explique Carine Toscano.
Réfléchir à de nouvelles organisations
Néanmoins, tout ce qui concerne la gestion et la rationalisation des données reste la partie la plus « aisée » du KM. Car ce qu'il y a de plus complexe et de plus nouveau, c'est la nécessité d'y ajouter une dimension humaine. Dans ses plus récentes missions, Carine Toscano explique qu'elle a été amenée à travailler sur des aspects nouveaux de développement de l'autonomie et de l'intégration des hommes à leur poste de travail. « Les autorités réglementaires, en plus des systèmes, regardent de plus en plus la capacité des opérateurs à reproduire leurs gestes et la manière dont ils se réfèrent à la documentation », ajoute Carine Toscano. Michel Hertschuch, associé chez Aktehom, insiste sur le fait qu'il ne faut pas uniquement se focaliser sur les flux d'informations et leur gestion : « Une grosse partie du knowledge management repose sur une composante organisationnelle ». « Une connaissance doit être capitalisée, tracée et on doit pouvoir détecter où elle se trouve, soit dans les systèmes documentaires soit auprès d'experts, ajoute Guillaume Cardon, président d'Aktehom. Mais dans tous les cas, le support papier KM sera toujours accompagné d'un transfert de connaissance humain ». « Nous sommes en train de réfléchir à de nouvelles organisations avec nos clients, à travers la mise en place de communautés d'experts pour que la compétence soit collective et ne repose pas sur un seul individu. Une communauté de ce type doit entretenir ses experts, en permettre le recrutement de nouveaux et, à travers des systèmes de tutorat élaborés, parvenir à une compétence collective croissante », ajoute-t-il.
L'enjeu est de taille, car derrière il y a bien la mise en œuvre des ICH Q10, et la promesse d'abandonner une réglementation figée au profit d'un système qui encourage l'amélioration continue des procédés et des produits et l'innovation technologique. Certes, c'est toute la philosophie de l'industrie pharmaceutique qui doit changer au plus haut niveau. Mais se profile la possibilité de remettre au goût du jour des produits ou des procédés anciens, avec des bénéfices économiques garantis. Tandis que les procédés de demain ne seront plus figés dans le marbre. « Il est aisé de mettre en oeuvre le knowledge management sur les produits actuellement en phase I et qui sont aujourd'hui développés selon l'approche « Quality by Design ». En revanche, il est plus difficile d'accéder à la connaissance utile pour des produits dont les développements ont été initiés, il y a plus de dix ans. Car dans les études, nous trouvons fatalement des « trous ». Toute la question sera donc de savoir ce que l'on fait avec l'existant et comment on le complète à moindre coût », estime Bernard Elissondo.
Enfin, derrière le knowledge management, il y a également une composante Ressources Humaines, qu'il ne faut pas oublier d'évoquer. Jean-Christophe Saunière explique que dans le cadre de la conférence de Davos, son cabinet PricewaterhouseCoopers a réalisé une grande enquête auprès de 1200 dirigeants dans 54 pays. Il est ressorti que l'une de leurs préoccupations était la gestion et le maintien des talents. « Il va y avoir dans les pays occidentaux une raréfaction des profils techniques spécialisés qui va conduire à une forte compétition pour trouver et fidéliser ces talents. Il se cache derrière un risque de perte de connaissance qu'il faudra capitaliser à l'aide d'outils », ajoute Jean-Christophe Saunière.
Au bilan, tous ces changements, qui sont complexes et profonds, ne se feront pas d'un simple claquement de doigts. Bernard Elissondo estime qu'il faudra entre 5 à 10 ans pour arriver à un véritable niveau de maturité dans le domaine du knowledge management pharmaceutique. Mais ce qu'il y a de rassurant, c'est que, pour une fois, la composante humaine revient sur le devant de la scène, alors que, par exemple, l'avènement du screening à haut débit avait contribué à déshumaniser la recherche. En contrepartie, l'homme devra abandonner sa culture du secret au profit d'un plus grand sens de la communication et du partage. Bienvenu dans l'ère de l' « open pharma ».
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